Troisième partie, Phil: Faut-il qu’il m’en souvienne.

Chapitre 19: Hier ne meurt jamais

San Francisco, octobre 2010:

La première fois que je reçus ce curieux mail c’était un matin.

Je venais d’arriver à l’agence. J’étais arrivé tôt comme d’habitude. Je me préparais une tasse de thé. Le même que celui que j’apporte à Claire au réveil, quand elle est encore toute confite de sommeil et qu’elle s’offre le luxe de m’embrasser à peine, car dit-elle “Je sens l’écurie.” J’aime la solitude de l’agence, sa tranquillité abandonnée. Pas de téléphone, pas de porte qui claque ou que l’on ouvre sans y être vraiment invité, avec un collègue pressé au bout de la poignée qui vous lance: “T’as deux minutes, ça va être rapide et je te laisse tranquille!” L’affaire n’est jamais rapide. Et l’éphémère devient l’affaire de la journée. J’aime cette atmosphère calme et douce qui transforme ce lieu industrieux en station de vacances.

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J’allumai mon ordinateur comme à l’ordinaire, tapai mon code d’accès, cliquai sur l’icône “Courriel.” La liste de mes correspondants s’afficha dans la fenêtre de la boîte de réception. Je les balayai du regard en les classant en deux catégories: les affaires courantes et les nouveaux clients. Ma secrétaire m’aiderait à répartir le travail entre les architectes de l’agence. Mais quelque chose d’étrange troublait l’harmonie graphique des adresses ce jour-là. C’était une adresse qui ressemblait à un code: des chiffres, des lettres et un nom que je ne connaissais pas. Je la relus en essayant de trouver un indice: “ phdrII522@steventon.org”. Je l’ouvris et je lus un message très court qui n’était qu’une citation: “Celle que tu aimes ne se comptera plus et celle que tu vas aimer ne se compte pas encore.” Il était signé Ash Wantage. Une prophétie! J’ai trouvé ça à la fois naïf et présomptueux. Je me suis vaguement interrogé sur l’identité de l’auteur. Mais je n’aime pas les devinettes. Alors j’ai souri railleusement. Y-a-t-il une personne sur terre qui puisse se targuer d’être le maître d’œuvre de mes lendemains? Ici, c’est moi l’architecte. C’est moi qui planifie, construit et ordonne. C’est moi qui modifie l’indésirable. Je suis le seul à échafauder avec art ce qui doit être. Alors qui ose prendre ma place? Qui osera changer ma vie? Comme tous les jours je suis occupé et pressé et je n’ai pas le temps de m’appesantir sur les prédictions romantiques d’une inconnue. Qu’elle vienne dans mon bureau, on s’expliquera. Quel cerveau fêlé! Je n’ai pas répondu bien évidemment, j’ai haussé les sourcils et je suis passé à l’important. L’agence s’est peu à peu animée. Annabella, en allumant la lumière centrale fut la première à briser la rêverie du lieu. La sonnerie de son téléphone au loin, sa voix, les salutations du matin des employés en avance, les déclics des portes, les rires de courtoisie, l’odeur du café; la vie du bureau tout simplement: j’adore!

Je n’ai plus repensé une seule seconde à ce courriel. J’étais bien trop occupé. Un homme d’affaire Indien de San Francisco nous avait confié la restauration de son palais qui se délabrait dans la province d’Udaipur. Je n’avais pas pu refuser un tel contrat malgré notre carnet de commandes déjà complet.

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Nous avions donc besoin de bras! C’est alors qu’Anna, une amie d’enfance qui venait de terminer ses études, se présenta à l’agence. Elle avait le profil rêvé: sophistiquée, intelligente, habile. Elle me scotchait toujours! Elle était d’une civilité presque drôle et d’une patience de sophiste. Elle savait mieux que personne donner de l’importance à toutes les petites fadaises dont nous entretenaient les clients. Leurs propositions les plus banales ne devaient leur originalité qu’à la pertinence de sa répartie. Le client sortait de l’agence certain d’avoir été compris et avec le sentiment de partager avec nous le rôle de maître d’œuvre de son chantier. Elle réconciliait les collègues querelleurs après les discussions houleuses et on ne craignait plus les fâcheries. Elle me regardait l’air mutin et en faisant un clin d’œil elle ajoutait: “Tu as vu on se croirait chez la Comtesse de Ségur où le cousin Paul se réconcilie toujours avec ses cousines. Il les embrasse sur les deux joues et les voilà tous redevenus amis.
– On ne sort pas de l’enfance!
– Si ça pouvait être vrai!”
Et elle s’en retournait dessiner les plans d’un jardin d’hiver.
Elle déguisait sa bouche du sourire le plus aimable pour amollir les esprits frondeurs. Et soudain ils plaidaient avec elle ce qu’il pourfendaient. J’en étais parfois tout coi de voir mes grands benêts de collaborateurs suspendus à sa bouche ronde et rose. Anna avait acquis des enseignements de son père un goût exquis. D’un petit coup de crayon elle savait donner à l’ébauche terne d’un graphiste un éclat flagrant de merveilleux. Elle ne cédait pas à ce que tout le monde trouvait beau. Les décorateurs délaissaient des petits riens qui retrouvaient dans les arrangements d’Anna toute leur grandeur. Alors ils se faisaient le reproche de ne pas avoir su sauver de l’oubli un accessoire ordinaire. Et puis, tiens, je ne me souvenais plus qu’elle avait l’iris si bleu. Avec cet azur échoué dans ses yeux, Anna apportait un peu de poésie à l’agence.

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J’avais déjà oublié ce premier courriel d’Ash Wantage quand je reçus le second quelques semaines plus tard. Cette fois-ci elle m’avait envoyé un poème un peu maladroit mais très explicite.

C’est rond et c’est blanc
Et mes mains légères
s’y perdent avec délice
À ce que tu m’offres avec sollicitude
C’est rond et c’est blanc
Doux et onctueux
Comme une Génoise
Pipping hot of course
C’est rond et doux
Mais retrouve
la coriace fermeté
D’une demi pomme
Quand il est
Bien gainé,
dans un 501
……Un must!
Devine!

La minauderie n’était pas de mise et le ton me fit sourire. Il y avait dans ces vers une intimité curieusement déjà bien affirmée et j’héritais d’un tiers inconnu une familiarité heureuse et décomplexée. Dans chacune de ses apparitions je sentais une jubilation et le naturel cabochard d’un enfant effronté qui m’aurait raillé d’avoir refusé un jeu dangereux. Au début, on ne peut pas dire que j’ai prêté une grande attention aux délires sentimentaux d’une amoureuse qui se cachait derrière son écran. J’étais intrigué et un peu irrité qu’un cerveau fêlé ou qu’une véritable amoureuse éconduite se soit permise de rentrer dans ma vie par effraction informatique.

6 thoughts on “Troisième partie, Phil: Faut-il qu’il m’en souvienne.

  1. Anna a l’air d’un ange. Un ange noir ???
    J’adore les illustrations très américaines de ce chapitre. Ils sont tous bien propres sur eux. Pas un cheveu qui dépasse mais….
    Bisous
    Michèle

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  2. Je vous suis aveuglément chère Montaine, par monts et par vaux,
    les chemins de vos mots m’emmènent avec tellement de plaisir …je chausse mes bottes de 7 lieues pour garder le rythme !
    Michèle

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